Antanas Sutkus "INTERSECTIONS"
13 janvier 2011 — 20 février 2011
Paris

Exposition personnelle d'Antanas Sutkus, maître de la photographie lituanienne. Tirages vintages et contemporains.

« J’ai passé cinquante ans de ma vie créative en ville, mais mes racines sont à la campagne. Si je n’avais pas grandi là-bas, si je n’avais pas senti le frémissement du vent dans les feuilles d’érables, vu l’ondoiement des champs de blés, écouté le battement de la pluie sur le toit de la grange, je serais difficilement devenu photographe. Mes débuts sont là-bas. » (Antanas Sutkus) 

Antanas Sukus est considéré comme l’un des maîtres de la photographie mondiale et est souvent surnommé le "Homère de la photographie lituanienne” tant l’oeuvre de sa vie forme un assemblement continu et épique de fragments de la vie de tous les jours. Sutkus a constitué une archive immense, guidant son arsenal d’une manière créative, ouvrant perpétuellement de nouveaux thèmes et les creusant toujours plus en profondeur. Ses oeuvres transcendent les limites de la culture locale. Pour lui, la photographie a toujours été un moyen de lire la réalité, et non de la recréer. La substance de son travail pourrait être définie par un seul mot : être. La notion correspond aussi bien à la vérité révélée par le photographe qu’à l’esthétique existentialiste qui se manifeste dans son oeuvre. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un simple hasard si Sutkus, chargé de documenter la visite de Sartre et Simone de Beauvoir en Lituanie, a donné le jour à l’un des plus célèbres portraits du grand philosophe de l’existentialisme.

Maître de “l’instant décisif”, Sutkus a su trouvé son propre moyen de résistance discrète avec la photographie intimiste. Il arrive à décrire la vie de tous les jours de l’époque soviétique, sans le soviétisme, mais d’une manière intense, juste et tendre. Sutkus représente un pilier de la culture émergente de cette époque, une génération remplie de promesses. Ses travaux les plus mémorables sont nés dans les années 50 et sont composés en opposition aux standards de l’idéal totalitaire qu'il a toujours ignoré. Le photographe a défini le thème central de son oeuvre dès les premières années de son activité artistique : sa série “ Le peuple lituanien” a érigé la vitalité d'un homme au-dessus de la grisaille de la vie soviétique. 

Il est intéressant de noter que la Lituanie était alors considérée comme “une république photographique” où l’on emmenait les visiteurs étrangers pour montrer le niveau du développement de l’art photographique en URSS. Sutkus a su s’accommoder intelligemment des règles politiques tout en utilisant son potentiel créatif. Il a réuni un groupe de photographes qui partagait ses valeurs. L’Union des photographes lituaniens, organe officiel et quasi indépendant de l’état, pouvait se permettre de faire « passer » une autre photographie, plus intimiste, personnelle et humaniste. En 1969, à Moscou, a lieu l’exposition « Neuf Photographes Lithuaniens ». Décrivant cet événement comme l’Ecole de la photographie lituanienne, le critique russe Anri Vartanov a relevé des traits communs aux photographes lithuaniens : un rapport très étroit et sensible avec leur terre, leur peuple, leur philosophie et leur sens de la responsabilité.

Sutkus s’est imprégné des travaux de Cartier-Bresson, Robert Frank, Garry Winogrand, Lee Friedlander, Arnold Newman, Annie Leibowitz, Diane Arbus et autres photographes occidentaux et des formes d’expression qu'ils ont inspirées, alors qu’il avait déjà bien défini son style artistique et ses thèmes. Ses débuts prometteurs ont eu lieu en 1962, à l'exposition de jeunes photographes de l'Union Soviétique « Notre Jeunesse » où la photographie “Géométrie d'hiver » s’est faite remarquée. Cette photographie fut sa première publication dans la presse étrangère : L'Humanité - Dimanche du parti communiste français. Sa photographie “Le malheur de la mère” fut envoyée au concours organisé par l’éditorial de quatre magazines soviétiques et récompensée du 3ème prix parmi les 12000 travaux présentés. Elle est également parue dans la revue Sovetskoe photo en tant qu'un des meilleurs exemples de l'art socialiste. Ses contrats avec des périodiques tels que Literatura ir menas et Tarybine moteris ont développé la recherche des thèmes de Sutkus. Il pouvait assister à des événements culturels, rencontrer des artistes et des écrivains et surtout, voyager. De manière intuitive, il se sentait libre de toute influence et des attentes du milieu. Sutkus est entré dans le domaine de la photographie soviétique professionnelle avec son propre héritage et sa propre démarche. Par conséquent, il serait plus significatif de chercher un contexte idéologique non pas dans le milieu formel qui l'a entouré, mais dans les phénomènes d'une période historique de la photographie mondiale.

La formule de Cartier-Bresson, “la photographie est une identification simultanée qui se produit sur une fraction d'une seconde”, pourrait être appliquée à l’oeuvre de Sutkus. Cependant le photographe entreprend bien une tâche plus complexe: il crée un arrangement, une composition exceptionnelle et capture une émotion prolongée. L’intrigue des surfaces et leur forme rythmique sont pour lui une notion spontanée secondaire. Le principal est de révéler la vibration existentielle. Et Sutkus parvient à faire cela sans la moindre tension ou l’anticipation d'un « chasseur ». Selon lui, il a toujours photographié sans réfléchir, sur son chemin, et cela se rapproche de “l'écriture automatique” ou du processus subconscient de la création défini par André Masson.

Antanas Sutkus n’appréhende pas le monde pas comme une substance abstraite, mais en tant qu'existence quotidienne et à travers des repères familiers. Sa langue est universelle: il prêche les valeurs humaines qui ne sont pas enfermées dans des idéologies. Son universalité se manifeste dans la documentation de la vie quotidienne. Sutkus est avant tout un photographe de passant. Il n'est ni un chasseur, ni un chroniqueur, il est un ethnographe surréaliste, un psychologue sentimental et pénétrant. Pour lui, le temps photographique est comme la respiration: chaque moment est important, chaque homme croisé dans la rue est important.

Margarita Matulyté, 

extrait du livre “Antanas Sutkus - Retrospective”

Editions Sapnu Sala, Vilnius, 2009

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