Reposition Postcards
7 oeuvres
Les deux séries retracent une trajectoire élégante et presque cruelle, qui nous renvoie à la fragilité de notre mémoire, à la souplesse de nos souvenirs, à l’origine de notre identité culturelle et à la conscience de soi. Elles nous confrontent littéralement, d' une part, à l’acceptation de nos propres limites, et d'autre part, à l'ignorance de nos lieux de confiance - notre dialogue intérieur avec la mémoire, la croyance et la connaissance.
Là, vous me voyez, et là, vous ne me voyez plus…
Nous vivons dans un monde de fictions délibérées facilitées par la technologie. Ces fictions nous permettent, par exemple, de créer un siège exécutif à Austin pour construire un pont à Shanghai, ou encore pour un touriste à Paris de retirer de l'argent de sa banque australienne. Elles permettent également à un spectateur de télévision vivant à Amsterdam, de se sentir aussi familier d’un présentateur de CNN à New York, que de son voisin.
Ces fictions nous paraissent si familières que nous en venons à perdre le souvenir de la voix que nous entendons à l'autre bout du fil. La vidéo Skype ou l'écran du téléviseur ne sont pas votre mère, votre amant ou un présentateur télé, mais une simple vibration électronique. Et cette nouvelle mémoire devient aussi pertinente qu’une vieille photo délavée de vos arrière grands-parents.
Si nous avions eu le privilège de vivre dans un monde où l'histoire était une réalité vivante et consciente, où la mémoire collective ne pouvait pas être réduite à une durée de trois jours d’actualités controversées, les œuvres de Chris Fortescue ne porteraient pas cette devise si poignante. Mais nous ne détenons pas ce privilège.
Nous sommes accueillis dans l’exposition par de vieilles cartes postales acquises sur Ebay, d’une manière accidentale : les images ont « trouvé » l’artiste.
Pour n'importe quel Européen, ces souvenirs aux bords usés provoquent une réaction spontanée à la fois douce et mélancolique, évoquant une longue période passée, que nous pouvons seulement interpréter à travers l'écran de l'histoire représentée dans le film. Cependant, ces images présentent un double défi pour le spectateur. Le premier ensemble, intitulé " L'apologiste", se confronte au choc de l'image d'une foule encerclant et regardant un homme couché sur le trottoir pavé, enchaîné et cagoulé. Les visages de la foule sont effacés grâce à l'intervention de l'artiste, sans doute afin de protéger l'innocent ou le coupable…
Cependant, ce que ces images révèlent, c'est que l'expérience et l'interprétation de l'œuvre résident entièrement et irrémédiablement dans le présent. Fortescue joue au magicien, ou au perturbateur, en nous hantant dans l'image avec prescience. La suppression des visages, dans les images consécutives d’Abou Ghraib, crée une culpabilité; la disparition de l'espace par l’effet de pixellisation crée un secret, un mur. La foule est innocente – C’est un artiste de rue, un artiste d'évasion. Son métier consiste à amuser les citadins au début du 20e siècle. La foule est innocente, mais notre perception ne l’est pas.
Le contexte est essentiel, mais le recul apporté dans ces interventions ne délivre pourtant pas un message clair.
Ces interventions transforment l’imagerie moderniste bienveillante incarnée par les cartes postales originales, en une vision dystopique plus contemporaine fondée sur le principe de polarisation et de contrôle.
L’association du contexte et du lien dans le travail de Fortescue est impératif. A première vue, le lien entre les cartes postales anciennes (« Apologist » et « Absolutism ») et celles plus récentes (les bâtiments américains des années 60 des lieux standartisés – « College », « Factory», « Hospital », « Seminary », « Power Station ») renvoyant à une imagerie architecturale totalitaire statique, est oblique. Le lien véritable réside dans l'œil du spectateur, dans la participation de ce dernier à la création d’une narration de l'image, qu’elle soit fausse ou vraie. L'artiste crée le contexte et ouvre les portes de la perception par l'obscurcissement du champ visuel. Chaque œuvre se développe de concert entre l'image, l'artiste, le spectateur et son histoire. Nous voyons les choses non seulement avec nos yeux, mais également avec nos souvenirs.
"Ce n’est pas à propos de l'image, c’est à propos de vous."
Cette ligne de raisonnement visuel atteint son apogée naturelle dans Chris. Fortescue a identifié l’origine des images en inscrivant tout simplement le prénom "Chris" dans la recherche d'images Google, et a sélectionné celles qu'il percevait comme particulièrement convaincantes. Il a ensuite prélevé plusieurs pixels de l'image, les a agrandis puis superposés au portrait afin d’empêcher le spectateur de « voir le visage ». Le phénomène de perte auquel donne lieu la compression d’une image JPEG, employé afin d’insérer des images dans le web, fait naitre des artefacts numériques plus ou moins invisibles selon les résolutions d’écran. Mais quand les images sont intercalées pour retravailler ces artefacts, elles forment une sorte de patine qui propulse l’image dans un nouveau registre.
Cette méthode peut éveiller un certain intérêt, et, en même temps, obscurcir l'objectif de l'artiste, qui est celui du dénouement de la fiction à travers l’émergence d’une idée, ou celui de la création d'une véritable communication par le biais d’une image mécaniquement et médiatiquement générée. Comme dans les séries précédentes, les images sont des provocations permettant la création de récits personnels par le biais de l'image source ou de son obstruction.
Nous vivons dans un monde constitué de nos propres fictions manipulées, nous sommes complices d’un réseau de vérités, de semi-vérités et de mensonges, par notre perception, par ce que nous voyons, comment et pourquoi nous y croyons.
"Ce n’est pas à propos de l'image, c’est à propos de vous."
Par Valery Kabov